Diabolique et rêves

Chez certains patients, des rêves rencontrés isolément laissent interrogatifs sur leur trame profonde. Les fils de cette trame mobilisent chez l’observateur un malaise ; une place est faite à des états de vies obscurs, de la violence, et du mal. Considérés un à un, ces rêves ne font pas saillir une catégorisation utile à leur présentation ,en opposition l’expérience de leur écoute et de leurs traits communs permettent de les associer à une typologie qui prend racine dans l’histoire de l’homme : le diabolique.

DIABLE, DIABOLIQUE

Approche étymologique:

Le terme « diabolique » vient du grec diabolos, composé de dia « d’un coté et de l’autre » : celui qui divise. L’évolution de diabolos a conduit à démon. On retrouve aussi Diabellein, qui, employé au figuré, signifie : désunir, séparer.

Approche biblique :

Lucifer est un ange déchu de sa puissance. Il incarne le mal. Il est aussi le prince de ce monde et porteur de la lumière. Satan se différencie de Lucifer en tant qu’accusateur. Ils se conjuguent dans le démoniaque.

Approche Clinique:

Le diabolique se retrouve aussi dans des cas cliniques : on pense aux exemples des « Possédés du démon« . Le possédé sait qu’il est agi, il se sait possédé. Les manifestations s’illustrent de spasmes, contractures du visage, des viscères, et profération d’insultes.

Au cours des siècles, les possédés ont d’abord été traités par le chamanisme, la magie,  la torture, le feu, et autres pratiques folles se réclamant de Dieu. L’ Inquisition est un exemple. Aujourd’hui des ministres du culte spécialisés proposent des rituels apaisants.

La psychiatrie reste plus efficace et accessible.
Lors d’un diagnostique différentiel, il est difficile de séparer les psychoses dans leurs manifestations extrêmes, de celles attribuées au  diable.
Le traitement, dans son approche psycho-thérapeutique, tente de donner une forme, un nom, un symbole, une histoire, à un corps persécutant intériorisé.

Toutefois certains cas échappent au rationnel du diagnostique.

Soulignons que les manifestations extrêmes des « possédés » sont du registre psychotique (altération de la perception du réel sur tout le champ de la réalité, par exemple : la psychose paranoïaque).

Les rêves ici collectés sont ceux de personnalités névrotiques (altération de la perception du réel sur un champ partiel de la réalité, par exemple : la phobie des grands espaces).

Le diabolique dans les rêves :

Rêve :

« C’est un hôtel. Des terrasses à plusieurs niveaux. Est-on au Maghreb ? Les maisons sont recouvertes de chaux blanche. C’est la tombée du jour. Sur les terrasses, des palmiers maigres. De là où je suis assis, je vois des gens : ce sont des bustes assis, décapités. Plus bas, des gens. Il n’y a pas d’animation. On ne voit pas la tête de ces gens, qui sont comme manquantes. Ils sont habillés de chemises légères, ils ont tous une tunique claire. On ne les distingue pas bien de la chaux blanchie. »

Association d’idées :

« Ce sont des statues plus que des humains. On dirait des statues de Giacometti. Il y a une forme de violence sauvage qui plane sur mon rêve. »

COMMENTAIRE:

La place faite à l’amputation et au manque renverraient classiquement à une angoisse de castration.

La couleur blanche domine. Les protagonistes ont tous la même tenue : ici, l’uniforme est la tenue blanche. La coté statique de la scène, la menace qui plane créent un malaise.

Le diabolique est-il présent ici par l’indifférenciation des individus entre eux ? La « violence sauvage » est-elle aussi l’œuvre du diabolique ?

 

Rêve :

« Je suis dans un monde parallèle, à Antibes, le long de la plage. Il y a quelque chose qui cloche. C’est encore plus urbanisé. Les gens sont standards, pas causants, ils me font des réponses évasives. Plus loin, un temple protestant que je ne reconnais pas. On dirait une secte. Je demande des adresses réelles, et je n’en trouve aucune. Il y a la le sosie d’un pasteur : c’est lui, sans être lui. Il distribue des brochures dans un langage primaire. C’est un langage de secte.
Je rencontre ma sœur décédée, j’ai la même impression, elle n’est pas « réelle. »

 

Sebastien Roche


Association d’idées :
« J’ai l’impression, dans ce rêve, d’être manipulé dans un monde aseptisé. Il y a une mono-pensée. Il y a usurpation de mon référentiel à Antibes. On a imposé un masque pour tous les gens de ce rêve. On a imposé des habitudes, un mode de vie. L’ancien monde a disparu. Ça me fait penser à une pseudo-pensée religieuse, il n’y a rien de personnel rien d’établi sur des textes anciens. Aujourd’hui, on fait tourner le monde autour de trois idées, comme le font les évangélistes et les témoins de Jéhovah. Il y a l’absence de la patine des siècles.
Tout ça me donne l’envie de vivre dans l’originalité, et pas dans des pensées pré-achetées, très primaires, et stéréotypées. On ne peut rien intérioriser. La pensée est pauvre. Les sentiments, atténués. Une pauvreté relationnelle est là. Même l’Architecture est stéréotypée. Ça me fait penser à la banalité qui règne dans les échanges autour de la machine à café de mon travail. Je ne supporte pas l’uniformité, je ne supporte pas de porter des badges. »

COMMENTAIRE :

Le désir du rêve est clairement affiché : vivre dans la singularité, échapper à la stéréotypie et vivre d’un ressenti riche.

On retrouve à nouveau l’uniformité : dans le langage, les habitudes, le stéréotype, le banal. Les individus sont effacés par la pensée sectaire unique et l’inintelligibilité du langage employé. Le pasteur, qui guide la masse, est une tromperie : il n’est que sosie, ne révélant pas sa vraie nature. Qui est le chef?

 

Rêve :

« Je suis dans une pièce ovale vide. Il y a quatre gros cubes alignés, comme pour faire une estrade. Il y a un cube pour chaque pied d’homme debout. Ma fille arrive sur un des hommes, elle lui arrache son pantalon et se sauve en me disant : « Pars ! Pars ! ». »

Commentaire :

Moins accessible, l’imaginaire du Psy donne corps au diabolique de ce rêve, en entendant « incube » prononcé « un cube ». Il y a là, surement, une fantaisie de l’esprit de l’observateur, accroché à la recherche du diabolique jusque dans la phonétique des mots.

Développons :
Incube (phonétiquement : « un cube ») : démon masculin s’unissant aux femmes la nuit.
Succube : pendant féminin de l’incube. Ce sont des démons qui prennent la forme d’une femme pour séduire un homme durant son sommeil et ses rêves. Les succubes ont pour mode d’action la séduction des hommes parfois de façon violente.

Ici, la fille serait la succube, souligné par son intérêt pour le pantalon du mâle.

 

Rêve :

« Dans un autobus, j’étais entourée de trois enfants habillés en uniformes kakis. De plus en plus, je voyais des gens habillés comme ça dont une tante de mon mari. J’allais au congrès de la dépersonnalisation. Dans la salle, les gens étaient tous silencieux et dans un silence total. Ils marchaient. Ils étaient tous sourds et muets. »

Photo REUTERS/Eduard Korniyenko

 

Associations d’idées :
« Ça fait peur. »

Commentaire :

On constate une multiplication silencieuse des individus « uniformisés » : d’abord les enfants, puis « de plus en plus de gens » jusqu’à toucher le cercle de la famille. On pourrait souligner l’insinuation du diabolique au sein de la masse, uniformisant progressivement les individus. Il y a une acceptation de la léthargie générale soulignée par l’absence de singularité de l’individu.

On retrouve de nouveau, l’uniformisation des personnes, de la pensée, et une prise en masse de type troupeau.

 

Rêve :

« Un Arlequin avec son masque noir observe une scène sexuelle. »

[NDLA]
Ce rêve fut rencontré chez trois patients différents dans des temps différents.

Commentaire :

Les associations des trois patients évoquent tous une scène primitive : interprétation de l’observation des rapports sexuels des parents, intriquant fantasmes, réalité et incompréhension.

A noter que, parmi toutes les possibilités d’identification du « voyeur », c’est le costume de l’arlequin que choisit le rêve. Une forme d’uniformisation ?

Le masque noir souligne la place du regard dans le voyeurisme de la scène et la culpabilité du voyeur qui ne veut pas être reconnu alors qu’il la regarde . Le diabolique dans sa forme accusatrice et dissimulée est  présent.

L’ensemble des traits soulignés dans ces rêves, ainsi que leurs associations d’idées sont habituelles lors de l’analyse d’une scène primitive.

Nombre d’individus restent obnubilés par la scène primitive, et reste accrochés au voyeurisme du sexuel.

Ils peuvent ainsi demeurer leur vie durant en tant qu’observateur ou pratiquant dans des situations à trois. Le lien avec le diabolique est – il dans  la répétition de la même scène? L’évolution de l’individu est entravée par cette obsession, comme l’illustre le rêve ci-après

 

RÊVE :

« Un serpent m’enserre le cou. Il m’immobilise alors que je me dirige vers ma partenaire sexuelle. »

Edme Bouchardon, Un des enfants de Laocoon enlacé par le serpent, v. 1723-1724, sanguine sur papier, 52.5 x 40.3 cm, Paris, Louvre.

Commentaire :

Il vit comme une performance les trois rapports sexuels qu’il a quotidiennement : il est conscient de son addiction .

Une croyance gnostique renvoie le sexuel au diabolique. Dans ce rêve, l’obsession porte sur la sexualité : elle serait le moyen du diabolique d’immobiliser l’individu le privant ainsi de toute possibilités d’évolution.

 

RÊVE :

« Des gens sont dans une salle, ils sont tous vêtus de la même manière, ils ont tous une perruque et sous la perruque ils ont tous un crâne chauve. Ils regardent tous dans la même direction.

Un rêve du même ordre :

RÊVE :

« Des hommes portent tous une chemise blanche et un pantalon noir. Ils se pressent pour regarder le même écran. »

Commentaire :

On retrouve l’uniforme. Les apparences identiques des personnes créent un amalgame des individus : l’uniforme efface l’individualité au profit de la masse. On notera aussi que l’accent est mis sur le regard du groupe (troupeau), toujours uniformément orienté dans la même direction .

 

Rêve:

« Je suis dans un grand espace couvert, il y a beaucoup de monde. Les gens sont par groupes de dix à quinze, tous les gens sont identiques entre eux. On met ces groupes par paquets tous identiques entre eux. Passe très vite quelqu’un qui jette à chaque personne un sac en plastique qui à la forme d’une cuvette. Cet objet est destiné à nous réceptionner. Des hommes identiques avec chacun le même étendard se positionnent statufiés en face de chaque groupe. Un homme avec son étendard se met devant chaque groupe. Il se fait un mouvement militaire, tout le monde fait un mouvement identique. »

Associations d’idées:

« Cette mécanicité me fait peur. Mon père militaire parlait souvent d’obéir, si c’est ça le devoir…! Ma mère me disait : ne devient jamais militaire, c’est de la chair à canon. »

La cuvette dans le rêve est elle là pour recueillir l’uniformité de cette chair?

Commentaire :

La conformité à l’ordre reçu ne laisse aucune place à la singularité. Brutalité, mécanique des mouvements, conformité planent. Le diabolique est présent par la prise en masse des individus. On peut être dans la même logique concernant « l’Esprit de corps » exigé des militaires.

 

RÊVE:

« Je marche, traverse une rivière. Sur la rive opposée : des silhouettes immobiles. Je les dépasse, elles demeurent. »

Variantes de ce rêve rencontré plusieurs fois : la silhouette  devient effigie ou mannequin.

Commentaire :

Ce rêve suggère le non être ou des formes atténuées d’être. On ne distingue pas les individus les uns des autres. La sidération est perceptible. Les formes atténuées d’être servent le diabolique : la proie est affaiblie voir sans consistance.

Constat :

On constate des états de « non-être ». Ils s’échelonnent de la dé-cérébralisation à des  pertes d’identité plu ou moins affirmées.

  • Les rêves de mannequins, effigies, sosies, usurpations, anesthésie, illustrent tous une atténuation de l’identité.
  • On constate l’immobilisation des sujets par l’indifférenciation du langage, le mutisme ou encore le silence.
  • La motricité est modifiée par les ordres reçus. Lorsqu’elle est autorisée, la motricité s’effectue par des actes stéréotypés : marche militaire ordonnée et cadencée.
  • L’évolution possible d’une situation est entravée par l’attachement au sexuel et à ses perversions.
  • Rendre une masse uniforme, en effaçant ses singularités facilite le travail du prédateur qui cherche à se saisir de l’ensemble. (exemple : Hitler)

Ces états de « non-être » aboutissent à l’uniformisation des individus. La singularité est rayée, l’identique est le but.
Les rêves relevés sont le reflet de la réalité : constitution de groupes uniformes, abolition de la singularité, enfermement dans un rôle, pensée unique, privation de l’évolution, soumission à un seul, régression pulsionnelle.

La Division est présente. Elle consiste à séparer celui qui a ses caractéristiques propres de ceux déjà dilués dans l’uniformité.       La création de masses  isole le singulier. Le singulier devient la future proie à plonger dans l’identique de ceux déjà affaiblis par le délayage. Le bénéfice d’une telle pratique est d’offrir au prédateur une résistance amoindrie.

Aller plus loin…

On pourrait comparer le diabolique à un concept biologique : le renouvellement cellulaire. Une destruction permanente fait place, ou s’imbrique, à la reconstruction. Une désagrégation serait utile, voire nécessaire au renouveau.

La pulsion de vie serait entre autres un attitude opposée en réaction à la pulsion de mort. Ici le diabolique est identifiée à Thanatos.

On retrouve des concepts similaires en littérature.
Paul Claudel inscrit en tête du Soulier de Satin :
« Etiam peccata. – Saint Augustin »
c’est à dire « tout contribue au bien de ceux qui aiment Dieu, même les péchés. ». L’idée que le mal et le bien sont ordonnés. Le mal serait à sa place de manière à mieux faire valoir le bien.

Rappelons que le diabolique est l’incarnation du mal. Saint Augustin dit que la raison (ndla : idéalement exonérée du mal) est une richesse inépuisable ; sur son chemin, l’esprit progresse indéfiniment de lumière en lumière, sans jamais arriver au bout. L’esprit irait de clarté en clarté et purgerait le mal au fur et à mesure de sa recherche.

De plus, nous avons fait une découverte narcissiquement utile :
la rédaction des états de « non êtres » une fois élaborée, une surprise survint par la lecture des textes dont l’extrait suit :

« Pour comprendre la méthode de Saint Augustin, il faut retrouver ce sens de la hiérarchie des êtres. […] Il apparaît avec évidence que tous ne possèdent pas la même qualité, le même degré d’être, et qu’on peut les classer selon la valeur de l’étoffe dont leur être est fait. […] Les autres êtres, créés, révèlent une structure que l’on pourrait appeler spongieuse : comme l’éponge est faite de tissus et de trous, de vides, ainsi les êtres sont faits d’être, et d’une absence, d’un manque d’être, et ils peuvent se définir comme plus ou moins spongieux. […] le mal n’est pas une substance distincte de la réalité bonne ; il est un moins-être, une lacune dans le tissus de l’être. »

  • H-R MARROU. St Augustin.
    Ed. Les Maitres Spirituels. 1999. p.74

Faut-il conclure que le mal est le faire-valoir du bien ?