Madame R., sur la piste du Double (Article 2/4)

Les rêves de Madame R. contiennent des souvenirs obscurs. Des traces d’un cataclysme, de déchirures, sont fréquentes. Madame R. doute de la validité de ses souvenirs. Un passé in utero lui semble impossible à subsister dans sa mémoire. Elle admet des souvenirs très précoces de sa petite enfance, laissant apparaître la piste du double.

A- Les indices d’un double ?

Au cours des différentes séances, Madame R. disséminera, dans ses rêves, les indices qui mettront l’analyste sur la piste d’un double.

On retrouvera à de multiples reprises des rêves axés sur la séparation :

« Quelqu’un me tire pour me séparer de ?… pour décrocher… Je crie : « Sortez moi de la ! Lui va rester ? »

« faire de la place, il y a un couffin vide. »

« un poulet mort est déposé dans une poubelle. »

« j’offre des cartons vides à ma mère. »

Madame R. précise l’importance d’une absence par :

« Ma mère a eu un petit garçon ?…qu’elle a tué?
J’ai envie de continuer la vie de l’enfant. Je prolonge auprès de ma mère ce qui pour elle s’était arrêté. J’ai fait le rêve suivant : un enfant sort de sa sieste, se réveille d’un petit lit. Il y a sa tête, que sa tête d’enfant, qui sourit, et se réveille. »

Elle identifiera cette absence lors de rêves autour de la réflexion (optique):

« Quelqu’un nettoie une vitre pour que je vois clairement l’autre coté. Il y a « 1 » d’un coté de la vitre. Grâce au nettoyage de la vitre il voit « 2 ». Le « 1 » aimerait être avec les « 2 ». ».

Madame R. fera de nombreux rêves de transvasements d’une poche à une autre, ou d’une enveloppe à une autre enveloppe.
Elle rêve par exemple :

« Un enfant mort. Une bouteille cassée. Un homme veut que je rende à l’enfant mort le parfum contenu dans la bouteille. Il y aura plusieurs transvasements de moi à l’enfant mort, et de l’enfant mort à moi-même ».

Un mourant l’aurait imprégnée d’une substance sous la forme d’un parfum ?
Madame R. aurait de surcroît une connaissance étymologique à propos du parfum qui est : de « per« , « à travers » et de « fumare », « fumer ». Elle connaîtrait le sens, toujours à propos de parfum : de « laisser passer la fumée » ou encore « exhaler de la vapeur ». Qu’est-ce que ce passage ? Quelle est la nature de ce qui a été passé ?

B- La découverte par le cataclysme

Les rêves de Madame R. contiennent des souvenirs obscurs. Des traces d’un cataclysme, de déchirures, sont fréquentes. Madame R. doute de la validité de ses souvenirs. Un passé in-utero lui semble impossible à subsister dans sa mémoire. Elle admet des souvenirs très précoces de sa petite enfance.

A propos de déchirures fréquemment rencontrées dans ses rêves, Madame R. fait le rêve suivant :

« Je suis dans les profondeurs et plus je suis dans les profondeurs plus je suis dépassée, je ne peux pas reconstruire, tout au fond il y a du déchiré, on ne peut pas remettre en état. Je vois une serpillière pleine de trous, il me faudrait avoir tout mon temps pour pouvoir ici réparer, comme si le temps pouvait boucher les trous. »

Nous sommes ici dans une confusion vécue par la patiente en matière de déchirure. Son père l’a violée à plusieurs reprises. Elle intrique ces pénétrations là avec la mémoire qu’elle aurait d’un avortement à l’occasion duquel seul son « jumeau » aurait péri. La mémoire de cet avortement s’est construit par bribes. En reconstruisant à partir d’éléments éparpillés, on voit apparaitre les traces d’un crime qui se serait déroulé. Elle a la certitude d’avoir vécu in utero avec un jumeau qui aurait disparu lors de ce cataclysme. Ses parents auraient voulu tuer un fœtus en gestation ignorant l’existence de deux jumeaux. Un seul aurait survécu : Madame R. Ce n’est que dans un second temps que ses parents se seraient rendus compte de la survivance d’un autre enfant : elle-même.

Association d’idées de Madame R. :

« Au moment de ma naissance, il y a eu du décroché. Je suis née avec un corps empêtré de traces. Ma naissance a montré à mes parents, aux médecins que l’ utérus de ma mère avait contenu deux existences. J’ose une comparaison : les traces inaudibles que rapportent dans leurs corps les déportés. Ils portent la trace de la mort d’autres, et c’est inaudible. Qu’est-ce qui était d’eux, et pas d’eux ? Je suis née avec des traces que mes parents ont vues, des traces qui laissent de la vie. Je suis venue avec des lambeaux. Me viennent les mots suivants : origine, la chute, où va-t-elle la chute ?… drainer?. Passer sur l’autre rive, passage de torrent, passage de calme, fjords.
Le jumeau s’est vu quand je suis sortie. Ça s’est vu que je venais d’un endroit où je n’avais pas été seule. Il y a eu trahison, ce qui aurait dû rester caché s’est vu et sont alors apparues les traces de l’autre. »

Et encore :

« Je ne sais pas où est le réel. Suis-je dans l’imaginaire ou bien dans une réalité qui refléterait l’existence du jumeau? Il y a bien deux mais, comme si ils étaient Un. Deux, ce n’est pas une fusion. Il s’est créé un espèce de Un, qui n’est pas dans la fusion. Ce Un est totalement autre. Il y a l’un, il y a l’autre, l’un et l’autre vivent de quelque chose de commun. UN AUTRE est celui qui fait le lien entre l’un et l’autre.

Il y a une mémoire de l’autre en moi. »

L’irréalité de cette certitude fait alors imaginer à l’analyste une construction erronée. Il imagine que la patiente a construit un double d’elle-même. Ce serait le double qui aurait subit les traumatismes évoqués et non pas Madame R.

C- Un Délire fécond ?

La patiente se situe hors des limites du réel. Elle suggère une mémoire d’événements advenus à sa mère in utero. Ces événements auraient des conséquences anxiogènes. La mémoire d’un cataclysme et d’une déchirure la taraude. Une transmission de substance de son jumeau à elle même se serait déroulé.

Tout ici plaide pour un délire. Quelle peut-être la position de l’analyste par rapport à ce présumé délire ?
– Laisser en place ce qu’elle a construit qui ne nuit ni à elle, ni aux autres ?
– Intervenir au risque de déstabiliser un équilibre fonctionnel ?
– Délirer avec le délire de la patiente ?
« DE LIRER » avec le sens que propose le rabbin Marc Alain Ouaknin dans « le livre brûlé ». Il insiste sur le « renouvellement du sens » : le Hidouch. L’analyste optera pour cette position qui consiste à défaire le lire et en extraire une reconstruction au carrefour du plausible et de l’imaginaire. Il n’est pas exclu dans cette opération que ne se glisse pas le désir reconstructeur du sens et qui appartiendrait à l’analyste : par exemple, que tout ce que propose la patiente soit une réalité. De fait, la patiente raconte des ressentis et des moments éparpillés. Le rapport de son vécu est, ici, reconstitué pour être lisible par l’analyste avec toutes les critiques que l’on peut infliger à cette reconstitution. Une divergence naîtra – un temps – entre l’imaginaire de la patiente et celui de l’analyste. Ce dernier imaginera que la patiente avait fait de son jumeau un double d’elle-même.

On verra par la suite, que l’analyse de Madame R. nous conduit vers un univers beaucoup plus large que celui du jumeau : Madame R. et le Réservoir de mémoire